Avignon, juin 1814 - 5/5
Avignon, june 1814 - 5/5
SOUVENIRS MILITAIRES D'HYPOLITE D'ESPINCHAL
LA FÊTE-DIEU Cependant, à quelques jours de là, un autre incident faillit devenir plus grave ; c'était l'octave de la Fête-Dieu, époque à laquelle le clergé d'Avignon et la population entière célèbrent cette fête avec la plus grande pompe. Le régiment, à pied, dans une tenue parfaite, escortait une immense et belle procession, composée de toutes les églises de la ville, des congrégations avec leurs drapeaux, des différents saints des paroisses, d'une vierge en argent portée et entourée par de jeunes filles vêtues de blanc dont les cantiques montaient au ciel ; puis, venaient les diacres, les sous-diacres et les chantres couverts de leurs chapes d'or, chantant des hymnes, auxquels succédait la musique militaire ; apparaissaient ensuite une douzaine d'enfants de chœur en soutane et calotte rouge, mêlés avec de petites vierges de dix à douze ans, encensant et jetant des fleurs en avant d'un dais d'une magnificence incroyable, sous lequel le vénérable curé de la cathédrale portait le Saint-Sacrement avec autant d'onction que de respect ; en arrière de ce dais, venait l'archevêque dans toute la splendeur de son costume, la mitre en tête, une crosse d'or à la main et suivi des premières autorités de la ville, après lesquelles venait la population sans distinction de rang, marchant avec calme et dans un profond silence. Tout cela inspirait de religieuses pensées, surtout en voyant cette foule s'agenouiller respectueusement et dévotement au moment où le prêtre exposait le Saint-Sacrement sur l'autel d'un élégant reposoir et donnait la bénédiction. Cette pieuse et sainte cérémonie était sur le point de finir, lorsque, tout à coup, la marche est suspendue, et l'on entend, dans le lointain, un bourdonnement mêlé de tumulte et de cris menaçants qui parviennent jusqu'à l'archevêque, surpris, étonné et presque effrayé, attendant avec anxiété qu'on l'instruise de cette scandaleuse interruption. Placé près du général et du préfet, j'apprends bientôt par un adjudant-major qu'en face d'un reposoir et au moment où la tête de la procession défilait, un buste en plâtre de Louis XVIII, lancé par une fenêtre, était venu se briser sur le pavé et que l'auteur de ce délit était un maréchal des logis du régiment dont une blessure à la tête s'était rouverte depuis quelques jours ce qui lui occasionnait de fréquents accès de transports. Aussitôt après avoir rendu compte au général de ce qui se passait, je me rends sur les lieux et trouve un peloton de la compagnie d'élite placé fort heureusement en avant de la procession, tenant tête à une populace en fureur qui voulait enfoncer la porte de la maison pour massacrer l'auteur de ce scandale. Pensant aussitôt qu'il serait inutile d'entreprendre de faire entendre raison à cette foule exaspérée qui grossissait à chaque instant, j'affecte la plus grande colère et, m'adressant à la troupe « Chasseurs, dis-je, emparez-vous de ce misérable et qu'on le conduise au cachot ou qu'on l'y transporte s'il est malade, afin que la justice ait son cours et qu'il subisse la punition de son crime. Bravo ! disait le peuple, il sera fusillé et il l'aura bien gagné ! En effet, enveloppé dans une couverture, placé sur un matelas, ce malheureux sortit au milieu des vociférations du peuple qui hurlait « À mort, le renégat ! » Mais, entouré et défendu par les chasseurs, il échappa à leur vengeance et fut transporté à l'hôpital. Tout cela se passa en moins d'un quart d'heure et la procession, reprenant sa marche, se termina tranquillement. L'avant-veille de notre départ, la municipalité, voulant donner au régiment des marques de satisfaction sur la discipline et la bonne conduite qu'il avait tenues, témoigna le désir de le lui exprimer d'une manière authentique ; à cet effet, une grande manœuvre eut lieu dans une vaste plaine non loin de la ville où se transporta une partie de la population d'Avignon. Des pièces de vin y furent portées et la santé du Roi bue aux acclamations générales de cette même population qui, à notre arrivée, aurait voulu pouvoir nous jeter tous dans le Rhône. Ainsi est faite partout cette masse de fainéants, de mauvais sujets, d'ouvriers inactifs, lâches, stupides, incapables de se mouvoir sans impulsion et à qui l'idée de se révolter ne viendrait jamais, si des hommes d'énergie, aux mauvaises passions, ne faisaient entrevoir, dans l'anarchie, le vol, le pillage et le rapt. Le soir de notre manœuvre, l'ébullition populaire s'étant maintenue en faveur des chasseurs et, ne trouvant aucun inconvénient à les laisser jouir du dernier enivrement de cette ville que nous devions quitter le lendemain, il y eut, sur la grande place et dans les faubourgs, des danses et des farandoles échevelées qui durèrent une partie de la nuit, au milieu d'une joie aussi effrayante qu'une émeute. ♦ |
In "Souvenirs militaires" d'Hippolyte d'Espinchal 1792-1814
publiés par Frédéric Masson et François Boyer - Paris - 1901
Société d'Édition Littéraires et Artistiques - Librairie Paul Ollendorff