Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Avignoun, jun 1814 - 3/5

Avignon, juin 1814 - 3/5
Avignon, june 1814 - 3/5

SOUVENIRS MILITAIRES D'HYPOLITE D'ESPINCHAL

ACCIDENT ET HEUREUSE RENCONTRE

« Je chevauchais, suivi de mon ordonnance, en rêvant sur les phénomènes de la nature que je venais d'admirer, lorsqu'au tournant d'un chemin, un maladroit chasseur, tirant un lièvre, envoya une partie de la décharge de son fusil dans l'épaule de mon cheval qui, effrayé de cette subite détonation et vivement aiguillonné par les plombs, fit un soubresaut épouvantable et m'emporta à travers champs malgré tous mes efforts pour le retenir. Pour en finir de cette course échevelée, avisant une haie épaisse et haute de cinq à six pieds, je le dirige dessus ; mais, loin de s'arrêter devant cet obstacle, il le franchit, et nous tombons tous deux dans un fossé large et profond au milieu d'une flaque d'eau bourbeuse, lui tout sanglant et moi fortement contusionné, gisant à côté l'un de l'autre, sans prévoir comment finirait cette triste aventure, mon ordonnance n'ayant pu me suivre que de très loin cependant la Providence me réservait un secours inespéré qui devait me dédommager amplement de tant d'infortune.

« Une calèche, qui suivait une route peu éloignée de cet événement, s'arrêta, peut-être par curiosité autant que par désir de se rendre utile, car, au moment où mon lancier arrivait près de moi, un domestique en livrée s'approcha pour m'offrir, au nom de ses maîtres, secours et assistances. Lorsqu'on me releva, j'étais comme un de ces ivrognes. venant d'avoir une querelle au cabaret j'avais les membres rompus, mon schako défoncé, mon habit souillé de boue, mon pantalon déchiré d'une manière fort inconvenante; enfin, j'offrais un spectacle vraiment digne de pitié et des plus ridicules ; mais, ce qui m'inquiétait bien davantage, c'était mon pauvre cheval, sur lequel je redoutais d'apprendre une triste vérité, lui si brillant, si beau, si fier et si vif ; il venait de se relever tremblant de tous ses membres, paraissant souffrir et honteux de sa saleté repoussante cependant mon ordonnance, après l'avoir sorti du fossé et fait marcher quelques pas, me rassura complètement bien qu'il saignât toujours par la quantité des plombs entrés dans les chairs.

« Dans ce même moment, arriva la calèche hospitalière dans laquelle se trouvait une jeune femme d'une grande beauté, mise avec une recherche incontestable, ayant près d'elle un homme d'un certain âge, d'une figure on ne peut plus distinguée, dont l'habit, paré du côté gauche d'une croix blanche, indiquait qu'il était commandeur de l'ordre de Malte. Ces deux personnes descendirent aussitôt de voiture avec un empressement rempli de bienveillance en se rappelant, malgré mon piteux état, m'avoir vu à la tête du régiment qui était à Avignon et me pressèrent avec tant d'instances de monter dans leur voiture, malgré ma résistance causée par ma malpropreté et mon débraillement, qu'il me fallut céder.

« Nous nous mîmes en marche, tandis que mon ordonnance allait en ville pour me chercher des vêtements et prévenir le chirurgien-major de mon accident. Au bout d'une heure, une belle avenue de peupliers nous conduisit près du péristyle d'une charmante habitation dans laquelle je reçus les soins les plus empressés.

« Placé dans un lit doux et moelleux, après m'être frictionné avec des spiritueux, je ne tardai point à éprouver un grand soulagement à mes douleurs que le docteur, en arrivant, paralysa complètement par une forte saignée et l'assurance qu'en peu de jours il n'y paraîtrait plus. Cependant, le lendemain, dans la journée, je voulais absolument partir, craignant ma présence indiscrète, mais, cette fois encore, il me fallut accéder aux vives sollicitations de la belle châtelaine et de son oncle le commandeur qui déclarèrent ne vouloir me rendre ma liberté que lorsque je serais entièrement rétabli.

« Sept jours se passèrent sous ce toit hospitalier dont cinq, tout à fait rendu à mon état normal, furent employés à exprimer non seulement ma reconnaissance, mais aussi mon admiration et les sentiments que m'inspirait la belle comtesse de Se... veuve depuis trois ans. Nos journées se passaient en promenades pendant lesquelles le bon commandeur de Cadillonce me racontait ses caravanes, ses combats maritimes et ses misères pendant l'émigration.

Le soir, en faisant sa partie de tric-trac, mes continuelles distractions occasionnaient des écoles dont il était charmé ; aussi, lorsque dix heures l'appelaient au sommeil, il se retirait on ne peut plus satisfait de m'avoir battu alors, commençait un tête-à-tête dont je savourais tout le charme avec bonheur ; la première fois, la musique et le chant en firent presque tous les frais, la comtesse ayant un talent remarquable et une voix admirable dont elle voulut bien me faire jouir ; puis, vinrent les conversations intimes, un abandon rempli de charme, un aveu faiblement repoussé ; enfin, la circonstance, la solitude, le laisser-aller de deux êtres impressionnable toujours près l'un de l'autre, au milieu d'une nuit calme et tranquille, venant à mon aide, je triomphai de cette adorable femme qui s'aperçut trop tard de son imprudente confiance et unit, après avoir versé bien des larmes, par partager mes transports enivrants...

« Mais tu dois savoir, cher Henri, que rien n'est plus commun que de voir succéder des revers à un grand bonheur, comme un enseignement certain que tout ce qui se passe dans ce bas monde est bien éphémère aussi, l'homme qui veut jouir de la vie ne doit-il jamais laisser échapper les occasions heureuses qui se présentent devant lui ; ce principe, qui a toujours été le fond de ma pensée et la cause de mes actions, vient de se faire sentir en cette circonstance d'une manière incontestable, car j'ai reçu subitement l'ordre de quitter Avignon avec le régiment pour aller tenir garnison à Montpellier. Il a donc fallu me séparer de cette femme adorable, emportant dans mon cœur un souvenir ineffaçable et des regrets incessants d'un bonheur de si courte durée, nous promettant comme consolation de nous écrire souvent et de nous revoir peut-être.

« Adieu, cher ami, je te quitte pour donner le reste de mon temps à mes devoirs militaires et sous peu je t'informerai, j'espère, du sort qui nous est réservé, car, jusqu'à présent, rien ne transpire ; aussi sommes-nous entre la crainte et l'espérance.»

À suivre...

Lien permanent 3 commentaires Pin it!

Commentaires

Écrire un commentaire

Optionnel