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  • Un printèms estrange

    Un printemps étrange
    A strange spring
    Ein seltsamer Frühling

    1697359403.jpgAVRIL 1814

     (...) Une heure plus tard elle traverse le Rhône sur un pont de bateaux recouverts de madriers. Des Arlaises sautent en riant d'une poutre sur l'autre, la main posée sur la haute coiffure, belles. La ville est immobile, c'est un troupeau figé dans la pierre et toutes les bêtes se chevauchent et s'emmêlent ; toute la vie rassemblée là, sur le fleuve, dans ses remous, ses passages, ses oiseaux, ses cris, son mouvement que l'on imagine changeant, éternel, au long des heures, et dans le sommeil de la nuit reflétant le ciel des étoiles où passe une troupe d'hommes en marche avec des torches. Dans ce printemps plein de soleil, l'eau monte au pied des remparts. On voit d'ici de nobles demeures dont les fenêtres sont protégées par des grilles. L'eau se glisse sous leurs portes.
     À l'approche de la rive, Gertrude entend les bruits du port : les coups de masse ou de maillet de ceux qui taillent le bois pour les bateaux — et l'envie la prend d'aller rôder rue de la Petite Fusterie dans les éclats du bois, les envolées de sciure et le rire des hommes — la rumeur des voix au-dessus de ce quartier éventré par le large couteau des ruelles où l'on débite la viande dans de grandes boucheries, les appels des marins conduisant sur le Rhône des trains de vingt barques — et les voix des hommes harcèlent les chevaux, 40, 60, 80 bêtes puissantes qui halent le chargement énorme.
     Parfois vient jusqu'à elle l'odeur du vin, ou de l'oignon, ou du fromage, puis le vent l'assaille toute entière, elle sent sur ses cuisses et ses seins le toucher rude de l'étoffe, et vient le désespoir de Jérôme, la tristesse de Guillaume, le songe de la fuite du fleuve. Au débarcadère, elle rôde parmi les marchandes à l'étal, lève des yeux ahuris sur la forteresse du palais des Papes, rafle un fromage sur une planche et dans une banaste une poignée d'olives, s'éloigne balançant sa jupe. La foule est nombreuse. Gertrude se glisse contre les murailles, le long des palais qui se serrent en chicanes jusqu'aux remparts. Sur la place de l'Horloge, elle écoute des chanteurs ambulants, ici l'ours et la marmotte dansent sur le pavé et là, derrière les parois multicolores d'une ménagerie, on entend rugir des lions et des tigres ; un singe court au bout d'une chaîne et les gens rient ; sous un porche un montreur de marionnettes fait la parade ; et sous le nez de Gertrude soudain, des enfants mystérieux font s'envoler des bulles de savon... et crient :
     « Du savon de Marseille, madame ! un demi-sou ! » Elle rit. Elle leur court après : « Farfadets ! Farfadets ! » Elle voudrait les prendre dans ses bras et les embrasser.
     Qui es-tu Gertrude ? Où est le bonheur ? Qui viendra ?
     Le printemps court dans le ciel et les rues, dans les jupes des filles avec le vent fou, et rue des Teinturiers, plus tard, il bat les vieilles roues à aube avec l'eau de la Sorgue, et sur la crête des murs des maisons de notables, il couche les feuilles des mûriers et des figuiers. « Je pourrais demander du travail chez un bourgeois, un notaire, un médecin, j'aurais un tablier blanc, et un bonnet noir, comme cette fille là-bas, elle est jeune mais je suis plus belle qu'elle ! »
     Elle rit. Elle a les larmes dans les yeux.
     Elle s'engage dans une ruelle. C'est le quartier de la Banasterie. Les portes des couvents sont hautes et tristes. Soudain elle est prisonnière d'un mouvement de foule. Les gens sont debout, entassés, serrés, contre la porte d'une église que l'on devine remplie par une foule. On entend une voix, haute, résonner dans la nuit constellée de cierges. Ici, sur le parvis, certains encore essaient d'entrer, d'autres se sont assis sur les marches et parlent à voix basse :
     « Le roi est entré dans Paris !
     — On dit que toute la population était dans la rue !
     — À part les vieux soldats, tout le monde est content, es la patz ! la patz !
     — On dit que la procession va monter à la Glacière pour le repos de l'âme des massacrés de 91.
     — Certains feraient bien de se cacher !
     — Le comte est de retour. Oui ! Notre comte qui commandait autrefois l'Union de Sainte Cécile.
     — Voici donc nos anciens rois revenus...
     — C'est un miracle ! un miracle !
     — Est-ce qu'il y aura des troubles ?
     — Hé ! qui peut jouer aux devinaïres ? » (...)

    Jacques Bonnet Un printemps étrange (1813-1816)
    Les Presses du Languedoc 1994 (extrait pp 109/110)

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