Cyprienne
« Paul Manivet, John Stuart Mill, Cabassole, Joseph Vernet, Félix Gras, Jean Brunet, Anselme Mathieu, Guillaume Puy. Bon nombre d’Avignonnais savent les rues qui portent ces noms, mais connaissent-ils les personnages eux-mêmes ? Pourtant, si à ces mêmes vieux Avignonnais, vous dites : "Cyprienne", nul doute que, bien que n’ayant pas de rue portant son prénom, vous verrez s’illuminer leurs visages. Depuis les années quarante, et durant plus de vingt ans, tout Avignon la connaissait. Tout le monde la tutoyait. C’était un incontestable personnage dont chacun pensait égoïstement qu’elle lui appartenait un peu, sans pour autant chercher à amoindrir la souffrance de cette pauvre femme.
Elle était comme ma mère, native de Saze, petit village dans le Gard, à dix kilomètres d’Avignon. Toutes deux se sont amusées ensemble dans ce hameau lorsqu’elles avaient cinq ou six ans. Je ne sais ce que fut son adolescence, mais lorsque je la découvris, durant la guerre, elle devait avoir une trentaine d’années, et elle chantait depuis fort longtemps dans les rues d’Avignon en faisant la manche. Je crois qu’elle n’aura jamais su faire autre chose que cela : chanter. Enfin ! Quand je dis chanter !
Petite et maigrichonne, visage taillé au couteau, peau violacée et fripée, portant invariablement un petit chapeau à fleurs muni d’une fine voilette, les joues et les yeux outrageusement fardés, elle ne craignait pas de sourire en permanence, laissant apparaître une denture incomplète. Détail surprenant, elle trônait place de l’Horloge, toujours ou presque toujours enceinte, de sorte que je ne l’ai donc vue que fort rarement avec une taille fine, la guêpe ! Elle a mis au monde dix-huit ou dix-neuf enfants, tous pris en charge par l’Assistance Publique. L’un d’eux, c’est ce que dit la rumeur, serait devenu un illustre médecin.
Cyprienne était la seule dans sa catégorie lyrique. Tous les observateurs, bon public, se satisfaisaient pleinement du spectacle et de sa voix de fausset, sans qu’un soupçon de commisération ou de mépris effleurât l’esprit de quiconque. Rendez-vous compte ! Des Cypriennes… ! Mais il n’y en avait qu’une ! C’était la nôtre ! Lorsqu’elle entamait une vieille rengaine de Berthe Sylva ou de Maillol, elle se frappait le cœur de la main droite à intervalles réguliers, puis étendait son bras droit, sur le côté, vers le ciel, et recommençait le même geste toutes les deux secondes, en parfaite synchronisation avec le tempo de l’œuvre interprétée. À la fin de la chanson, elle gratifiait son public occasionnel d’un large sourire, mais aussi du soulèvement ostensible jusqu’à mi-cuisse de sa pauvre jupe douteuse. Elle récoltait le seul salaire qu’elle ait connu de sa vie en faisant avec une maigre sébile, le tour des "badeurs", des curieux, si vous préférez.
Un jour, – je devais avoir huit ou neuf ans – j’écarquillais mes grands yeux à ce spectacle, et à la fin de sa chanson, je vis Cyprienne avec son sourire édenté, se diriger franchement vers ma mère, et lui lança :
— Tè, vé, c’est toi Marcelle ? Comment tu vas, c’est ton petit ?
Ma mère eut toutes les peines du monde, après coup, à m’expliquer, presque honteusement, qu’elle avait connu Cyprienne quand elles étaient toutes deux des enfants, qu’elle avait connu beaucoup de maris et donc beaucoup de malheurs, et qu’ainsi, la pauvre fille, – "peuchère" – avait mal tourné. À mon âge, puisque tout le monde la voyait sourire et que chacun riait de plaisir de la voir sourire, je ne comprenais pas qu’on pût la plaindre.
Pourquoi ressemblait-elle à une vieille grand-mère, si vieille, alors que ma mère restait une maman, belle, avec une voix caressante, et avec toutes ses dents ? Brusquement, je compris : avoir plusieurs maris faisait perdre ses dents et vous transformait en grand-mère. Moi je voulais rester robuste et solide, avec toutes mes dents, comme mon père, et je n’aurai qu’une seule femme ! La preuve…
Elle devait finir sa journée dans un bistrot louche, et manger sa maigre pitance aux côtés d’un nouveau "suce-raque", nouveau compagnon de galère avec qui elle allait une fois de plus toucher le fond de l’abîme.
Après s’être "empéguée" au gros rouge avec lui, elle prendrait "zou maï" le risque de se faire engrosser une fois de plus, la nuit venue, dans le taudis qu’elle squattait misérablement dans la rue Saint Guillaume, petite ruelle proche de la rue Carreterie. Qu’est-elle devenue ? »
Robert Garcia Avignon, j’ai grandi avec toi 2015.
Commentaires
si bien décrite et mise en vie que voilà que, sans l'avoir connue bien sûr, je l'aime aussi
elle était une vedette a notre époque
A quelle date a t elle disparu des rues d'Avignon ? Car je lis beaucoup sur elle mais j'en ai aucun souvenir
J'ai personnellement un très vague souvenir de Cyprienne et de ma mère me la nommant.
Je pense donc qu'elle a disparu à la fin des années 50 ou au début des années 60.
As tu le livre de Robert Garcia ?
Je le lis par épisodes ! J'en suis à la page 106...
Non, en fait, j'en suis à la page 123 ! :D)
je suis un peu déçu mais je vais essaye de le continuer
Tu devrais écrire tes souvenirs avignonnais, Michel.
Je suis sûr que beaucoup de choses te reviendraient.
Elle venait quelquefois chanter à l'angle de la rue du Portail Magnanem et de la rue Cassan.
Sa façon de chanter est d'ailleurs très bien décrite par Robert Garcia.
Habitant l'impasse après la rue Cassan jusqu'en 1966, je pense aussi qu'elle a disparu fin des années 50 début des années 60.
Je l'ai même vue un jour se faire pipi dessus tout en chantant...
Elle a été notre voisine quai de la ligne début des années 60 .Elle séjournait régulièrement au centre psychiatrique de Montfavet et j ai le souvenir inoubliable de son mari de l époque « castagnet « la ramenant d un séjour dans une remorque tirée par son vélo et l air heureux qu ils avaient tous deux de se retrouver. Pour l occasion ils étaient tirés à quatre épingles. Ça n’a pas duré longtemps ......Elle chantait tel que décrite
Une amie (Isabelle) me confirme que Cyprienne était encore là en 1970.
quel beau récit ,émouvant encore plus touché d'apprendre qu elle est de Saze
Je confirme qu’elle etait bien là encore dans les annees 70 car quand mon grand pere me ramenait avec sa 4l du petit lycée en fin d’apres midi on la voyait ramasser des pissenlits au bord du Rhône, sans doute pour faire sa salade
Lorsque Cyprienne habitait quai de la ligne avec Castagnet, je crois me souvenir qu'ils avaient acheté un lit trop grand qui ne rentrait pas par la porte et qu'ils avaient coupé en 2 afin de le faire entrer !
Quand, étant petit, je voyais Cyprienne boulevard de la Ligne se diriger vers le rocher, je croyais qu'elle habitait dans une grotte !