De l'Empire à la République
From Empire to Republic
Vom Imperium zur Republik
3 octobre 1870 |
8 décembre 1870 |
Paris – Jeudi 8 décembre 1870 Ma bien chère Gabrielle ! |
Rien de nouveau à Paris que la neige qui tombe depuis hier. Il ne manquait plus que cela à nos pauvres soldats. Heureusement que les prussiens ont leur part. Un individu est parvenu à traverser les lignes prussiennes, il y a 3 ou 4 jours ; il a apporté environ 1500 lettres. Je suis allé chez lui pour voir s'il n'y en avait pas une pour moi. hélas ! rien. Il est vrai qu'il venait du côté de Rouen et d'Amiens. Il doit repartir, dit-il, car ce voyage lui a rapporté gros. Dans le cas où ce nouveau voyage lui réussirait encore, voici ce que vous avez à faire pour que j'aie la chance d'avoir une lettre ; et cette chance est plus grande que jamais, car depuis le dernier combat, dit-on, il y a des points aux environs de Paris, où il ne reste presque plus de prussiens. Voici donc ce qu'il y a à faire :
Vous allez m'écrire deux lettres me donnant longuement de tes nouvelles, de notre enfant, de vous tous, écrites sur papier mince ; vous adresserez l'une :
à monsieur Pelvilain, négociant, à Rouen, pour monsieur Gauthier, rue d'Enghien, à Paris. vous pouvez la cacheter, et écrire toute l'adresse, comme je l'indique ci-dessus.
Pour l'autre, vous pourrez la cacheter et mettre dessus mon adresse : Gauthier, 7 rue d'Enghien, Paris, et vous la mettrez ensuite dans une enveloppe affranchie et fermée, qui portera cette adresse : Mr Grembert, poste-restante, Amiens.
Grembert, c'est le nom du messager. C'est bien compris, une à Rouen, à l'adresse de Mr Pelvilain, l'autre à Amiens, à l'adresse de Mr Grembert — je n'ai rien payé ; on ne paie que s'il apporte la lettre. Il faut envoyer de tous les moyens ; tout le monde en fait autant. Il y en a du Crédit Foncier qui en ont reçu. Sont-ils heureux ! Si comme je le suppose tu es couchée, ma sœur et Dinard pourront faire ces deux lettres pour que tu ne prennes pas froid, mais je veux que tu y mettes quelques lignes de ta main, quand ce ne serait que deux – pas davantage pour que tu ne prennes pas froid. Si tu peux faire mettre une ligne par notre petit, tu le feras. Je sais bien que ces moyens sont loin d'être assurés, mais qui ne tente rien n'a rien. Et je te l'ai dit, ce qui manque à ma vie, ce sont des nouvelles de vous. Mr Le Tellier cherche aussi à faire employer tous ces moyens, pour avoir des nouvelles de sa fille qui est à Pau.
(laissé en blanc pour mieux lire l'autre côté)
Il est bien entendu que cela ne vous empêche pas de m'envoyer une dépêche télégraphique. Je pense qu'une nouvelle affaire n'est pas éloignée. On dit aujourd'hui que l'armée de la Loire est à Fontainebleau ; puisse cela être vrai. Dans les deux derniers combats du 30 novembre et 2 décembre, nous avons eu 5000 hommes hors de combat dont 1000 blessés tués, parmi lesquels plusieurs généraux. Les prussiens auraient eu, eux, 20 000 hommes hors de combats, et nous avons fait 800 prisonniers.
Hier au soir le lapin a été mangé en grande pompe – le meilleur vin a été bu à ta santé et à la santé de notre cher petit. Ce vin m'a étranglé, car les larmes m'empêchaient de boire. Mais, je te le répète, j'aime mieux te savoir à l'abri, entourée de soin et d'affection et pouvant te procurer tout ce dont tu peux avoir besoin. Ici c'est difficile. Le gaz n'éclaire que les rues. Tous les cafés, les maisons, théâtres, tout est éclairé à l'huile ou au pétrole ; on ne s'aperçoit pas du changement. Je me porte très bien. Toute la famille aussi ; tout le monde t'embrasse ; et moi, ma bonne Gabrielle, je le fais mille fois ; embrasse aussi pour moi Papa, ma sœur, Dinard et Joseph, et puis aussi le petit Gauthier. Il ne faut pas l'oublier, si, comme je l'espère, il se porte bien et tête bien. Prenez garde au froid, et du calme et de la patience. Cela finira bientôt.
Demain, je vais dîner chez Lucile ; Dimanche Émile et Lucile viennent déjeuner chez nous.
Adieu, encore, ma Gabrielle, je t'embrasse encore mille fois, ainsi que vous tous.
Demain, je t'écrirai encore.
Ton mari qui t'aime bien et languis beaucoup de te voir et de t'embrasser.
Gauthier