Avignon, juin 1814 - 1/5
Avignon, june 1814 - 1/5
SOUVENIRS MILITAIRES D'HYPOLITE D'ESPINCHAL
GARNISON D'AVIGNON Une lettre peu rassurante du général Mermet m'arrivant dans la soirée m'annonçait l'exaspération du peuple de cette ville contre les troupes ; des rixes sanglantes avaient eu lieu au passage de plusieurs régiments d'infanterie et ces mêmes hommes qui, en 1792, s'étaient souillés de tant de crimes au nom de la république, devenaient en ce moment de frénétiques royalistes envisageant les troupes comme le soutien du despotisme de Napoléon. Le général me donnait l'avis que, bien certainement, cette masse turbulente viendrait au-devant du régiment pour en exiger une profession de foi royaliste, ainsi qu'elle avait voulu le faire aux troupes qui nous avaient précédé ; il m'engageait à agir avec calme, prudence, mais fermeté, et à conserver la dignité qui appartenait au régiment que j'avais l'honneur de commander, me prévenant en même temps que le corps municipal, composé d'hommes sages et prudents, enverrait quelques-uns de ses membres aux portes de la ville pour nous recevoir, désirant qu'en refusant d'accéder aux exigences des perturbateurs, j'y mette le plus de modération possible et surtout j'évite toute voie de fait, la ville étant sur un volcan. Faisant aussitôt venir les capitaines, je leur fis prendre connaissance de la lettre du général afin qu'ils n'ignorassent point la position dans laquelle nous allions nous trouver, tant pour entrer dans cette ville turbulente que pour y tenir garnison. Je prescrivis dans ce premier cas de maintenir le silence le plus absolu, d'exiger des chasseurs beaucoup de réserve dans leurs logements, et qu'ils ne se présentassent jamais aux appels et aux distributions que le sabre au côté mais surtout d'éviter toute rixe avec le peuple, sans toutefois supporter une insulte. Dans l'après-midi, un détachement de cinquante chasseurs, sous les ordres d'un capitaine, partit avec les sous-officiers de logement pour établir nos quartiers. Le régiment, dans une tenue parfaite, se mit en marche le 2 juin, dès quatre heures du matin, avec beaucoup moins de satisfaction que s'il eût été question d'aller attaquer une redoute ennemie. Vers les huit heures, peu après avoir passé la Durance sur un pont superbe, nous rencontrâmes le 1er Hussards, nos braves compagnons d'armes de l'Armée d'Italie, se rendant à Arles, prévenus comme nous sur les embarras qui les attendaient dans cette ville. Les deux régiments firent une halte d'une heure et demie, où de nombreuses rasades furent bues au souvenir du passé et à l'espérance de l'avenir ; nous séparant ensuite avec les marques d'une affection cimentée sur les champs de bataille et serrant la main au colonel Clary, mon ancien camarade, nous nous souhaitâmes mutuellement bonne chance. Vers midi nous arrivâmes, en colonne par pelotons, le long d'un quai magnifique bordant le Rhône, en présence d'une immense population précédée par quatre membres du conseil municipal qui nous témoignèrent, au nom de la ville, la satisfaction qu'elle éprouvait de recevoir dans ses murs un régiment dont la réputation était aussi brillante, espérant que la concorde et l'union la plus parfaite régneraient entre nous et les habitants. J'allais répondre à cette honorable réception lorsqu'un homme, de haute taille, à la figure rude, expressive et féroce, suivi d'une douzaine de coupe-jarrets, m'adressant la parole d'une manière assez brusque et presque menaçante « Monsieur le colonel, me dit-il, nous exigeons, avant d'entrer en ville, que votre régiment fasse entendre le cri de Vive le Roi ! À bas le tyran Bonaparte ! alors, nous l'accueillerons en frères. Oui ! oui ! criez Vive le Roi ! vociférait la populace en s'agitant comme des flots tumultueux ; Chasseurs, criez Vive le roi ! Mort à Bonaparte répétaient les hommes, les femmes et les enfants avec des hurlements menaçants, sinon nous vous chassons de la ville. » Mais les chasseurs impassibles, le sabre à l'épaule, répondaient par un silence énergique ; alors, faisant avec mon sabre un geste qui indiquait l'intention de parler, cette masse suspendit ses cris féroces pour entendre ce que j'allais dire. « Messieurs les magistrats, dis-je, en m'adressant aux membres du Conseil municipal, soyez bien convaincus que le 31e régiment de Chasseurs se rendra digne du bon accueil que vous voulez bien lui faire ; en venant dans votre ville, il espère y faire des amis et sympathiser avec les habitants ; son dévouement pour le souverain qui nous gouverne sera sans bornes comme il l'a été pour celui qui nous conduisait à la victoire ; nos règlements militaires ne nous permettent de proférer aucun cri, mais veuillez croire que nos cœurs et nos bras seront tout dévoués au Roi de qui nous attendons le bonheur de la France. » Aussitôt après cette réponse, j'ordonnai à l'avant-garde d'entrer en ville et nous suivîmes ce mouvement au bruit de nos fanfares et aux cris de Vive le Roi ! Vive le 31e Chasseurs ! poussés par le peuple que nous refoulions devant nous en évitant de lui faire aucun mal et sans qu'il mit aucun obstacle à notre marche ; l'attitude calme, sévère et martiale des chasseurs ayant produit l'effet de la crainte et du respect. Aussitôt les quartiers distribués, les officiers furent rendre une visite de corps au général Mermet qui nous conduisit chez M. Rouen, le préfet, que je connaissais particulièrement : il savait déjà tout ce qui s'était passé, il m'en témoigna sa satisfaction aussi bien que le maire chez lequel nous fûmes ensuite. Plusieurs postes furent établis, des patrouilles ordonnées pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité et tout se passa beaucoup mieux que nous n'avions lieu d'espérer ; cependant, le soir, des vociférations épouvantables se firent entendre dans les rues par plusieurs bandes de gens sans aveu criant les uns Vive le Roi les autres Vive le Pape provenant de deux partis existant alors dans la ville, dont l'un voulait le rétablissement de la souveraineté papale ; des rixes, des combats avaient eu lieu à cet égard depuis plusieurs jours et, la nuit de notre arrivée, ces excès se renouvelèrent sans que les chasseurs y prissent la moindre part, la garde nationale s'étant chargée de la police et pensant que notre intervention pouvait devenir nuisible cependant, par mesure de sûreté, les chasseurs reçurent l'ordre de se tenir prêts à tout événement Le lendemain, tous mes hommes circulaient dans la ville aussi tranquillement que si nous y fussions depuis six mois et l'accord le plus parfait s'établit entre nous et les habitants d'une manière si intime que, presque tous les soirs, nos chasseurs dansaient des farandoles avec les jeunes filles du peuple, usage fort habituel dans ce pays où les passions de tout genre sont assez vives. À suivre... |